Des couleurs pour dire le sacré
À Notre-Dame de Paris, les peintures murales ne se donnent pas d’emblée au regard ; elles se découvrent lentement, dans le silence des chapelles latérales, comme autant de murmures visuels. Ce ne sont pas de simples décors mais des inscriptions, des rythmes chromatiques intégrés à l’édifice. Elles tissent une relation subtile entre pierre, lumière et sacré, et engagent une lecture à la fois théologique, sensorielle et plastique.
Loin d’une approche décorative, la polychromie murale dans la cathédrale gothique s’inscrit dans une logique d’intelligibilité sacrée. Comme l’écrit Georges Duby1, dans son ouvrage Le temps des cathédrales, « la fonction du visible est ici de rendre sensible une vérité invisible »¹. Les couleurs ne sont pas apposées : elles s’incarnent dans l’espace, résonnent avec la liturgie, guident l’âme autant que l’œil.
Une architecture chromatique : la peinture murale dans la pensée gothique
Le pigment comme extension de la pierre
Dans les édifices gothiques, la peinture murale ne constitue pas une addition ornementale. Elle est au contraire une prolongation de l’architecture, une modulation de l’espace sacré. Sur un enduit frais, les pigments s’ancrent dans la matière même de l’édifice, comme une seconde peau rituelle. Là où les églises romanes proposaient de vastes narrations frontales, la cathédrale gothique fragmente ses supports : voûtes, voussures, formerets, colonnettes deviennent surfaces rythmées. Le peintre n’intervient pas seulement comme artisan mais il compose avec les volumes, orchestrant une partition silencieuse.
L’exemple par excellence reste celui de la Sainte-Chapelle à quelques pas de Notre-Dame, où les parois peintes n’habillent pas, mais prolongent la pensée architecturale. Médaillons, registres verticaux, colonnettes alternées de rouge et de bleu tissent une « grammaire théologique » qui épouse la structure de l’édifice.
Cette synesthésie des arts où couleur, lumière, pierre et silence dialoguent, n’est pas une coïncidence stylistique, mais une modalité de pensée. Comme l’a noté Georges Michel2 dans Le gothique, « le système gothique est un système visuel total, qui ne se comprend qu’à travers l’interdépendance de ses éléments ».
La couleur comme langage du mystère
Le Moyen Âge n’envisage pas la couleur comme phénomène purement optique. Elle est chargée d’une double valeur, matérielle et spirituelle. Michel Pastoureau3 a souligné combien, dans la culture médiévale, « la couleur est toujours plus qu’une impression : elle est un fait de culture, une manière d’organiser le monde ».
Le bleu, à partir du XIIᵉ siècle, acquiert une place centrale dans ce système. Utilisé pour la voûte céleste ou le manteau de la Vierge, il devient signe de transcendance. À Notre-Dame, il recouvre souvent les ciels étoilés ou les fonds absidiaux des chapelles, captant la lumière des vitraux comme pour en révéler la source divine.
Le rouge, quant à lui, se fait couleur du sacrifice, du feu liturgique et de l’Esprit. Le vert, occupe une position plus ambivalente. Signe d’espérance et de renouveau, il évoque le cycle des saisons, la croissance spirituelle. Il peut aussi renvoyer à des forces instables, à l’entre-deux, au vivant encore en gestation. Dans les chapelles de Notre-Dame, le vert s’inscrit souvent dans les décors végétaux, bordures de feuillages stylisés, liant l’église au jardin de la Genèse.
Le blanc surgit avec éclat, réservé à la résurrection. L’or, enfin, ne dit pas la richesse mais la gloire : il nimbe les figures saintes, souligne la lumière intérieure.
Chaque teinte se lit comme un fragment du langage symbolique de la liturgie. Comme le note Ernst Gombrich4, « dans l’art sacré, ce que l’on voit n’est jamais seulement ce qui est représenté : c’est ce qui est révélé ».

Redécouvrir les décors peints : du XIXe siècle aux restaurations contemporaines
Viollet-le-Duc : entre restitution et invention
L’entreprise picturale du XIXe siècle à Notre-Dame, menée par Eugène Viollet-le-Duc et Maurice Ouradou, ne saurait être réduite à une simple restauration. Elle participe d’une ambition plus vaste : réinscrire la couleur au cœur du sacré, selon les codes d’un gothique réinterprété. À rebours d’une archéologie mimétique, cette intervention relève d’une « restitution créatrice », selon les mots de l’historien de l’art François Loyer5.
Les cartons préparatoires pour la chapelle Saint-Ferdinand, conservés au Musée d’Orsay, révèlent l’ampleur du projet : fonds bleus constellés d’or, médaillons narratifs, arabesques végétales en vermillon, vert-de-gris et jaune de Naples. Ce vocabulaire décoratif n’est pas gratuit : il vise une harmonisation symbolique, où la couleur, en résonance avec la pierre, recrée une théologie visuelle.
Il ne s’agit pas seulement de réanimer des parois, mais de faire de l’espace sacré un lieu d’expérience sensorielle et spirituelle. Georges Didi-Huberman6 rappelle que « restaurer, c’est réactualiser une potentialité de regard : redonner à voir, et donc à penser »⁶. À Notre-Dame, cela passe par une polychromie qui ne commente pas le dogme mais en prolonge la dynamique.
L’incendie comme révélation du visible
Le 15 avril 2019, l’incendie de la cathédrale, tout en provoquant une perte incommensurable, a paradoxalement permis une redécouverte. Sous la suie, des décors muraux du XIXème siècle sont réapparus avec une acuité nouvelle. Non pas de simples ornementations, mais de véritables compositions liturgiques, pensées dans la continuité du mystère eucharistique.
Parmi ces chapelles, celle de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, dans le déambulatoire sud, se distingue par la cohérence de son cycle iconographique. Peinte par Auguste Perrodin dans les années 1860, elle développe, autour de la figure de la Vierge douloureuse, une dramaturgie picturale d’une rare intensité.
La palette y est dominée par les pourpres , les bleus ardoise, les noirs vineux et les bruns liturgiques. Cette gamme volontairement restreinte épouse la théologie du deuil marial, dans une économie chromatique qui rappelle le « peu pour dire l’essentiel » des peintres du Quattrocento. Des rehauts d’or, discrets mais incisifs, viennent nimber les scènes de leur lumière surnaturelle, sans jamais rompre l’austérité du ton général.
Les figures, stylisées mais expressives, sont insérées dans des cadres géométriques rythmés par des rinceaux, des frises de feuillage stylisé et des inscriptions liturgiques tracées à la feuille d’or. Ce travail d’encadrement relève autant de l’art du lettrisme sacré que de la peinture murale proprement dite.
La récente restauration a permis d’identifier certains pigments : du lapis-lazuli afghan, utilisé pour les bleus profonds, du cinabre naturel pour les rouges et de l’ocre jaune pour les zones de transition. La noblesse de ces matériaux témoigne d’un double souci : fidélité à une tradition médiévale de la couleur précieuse et volonté d’ancrer ces images dans une sacralité matérielle.

Vers une liturgie du regard : la couleur comme acte performatif
Ces peintures murales ne sont pas des illustrations. Elles produisent quelque chose : une attitude, une ambiance, une disposition intérieure. À l’instar des drapés d’une sculpture ou du silence d’un cloître, elles induisent un déplacement du regard. Ce sont, pour reprendre la belle formule de Georges Duby7, des « instruments de recueillement ».
La polychromie n’explique pas, elle suggère. Chaque teinte, chaque motif, chaque rehaut n’appelle pas l’interprétation mais la présence. Le fidèle ne contemple pas une image, il entre dans un monde où le visible conduit à l’invisible, où la peinture devient prière.
Ces décors sont des seuils. Ils ne ferment pas l’espace sacré : ils l’ouvrent. Non comme une scène figée, mais comme un acte. Un acte de foi, d’espérance, de mémoire.
- 1. Georges Duby, Le temps des cathédrales, Gallimard, 1976, p. 121.
- 2. Georges Michel, Le gothique, coll. “Découvertes Gallimard”, 1991, p. 63.
- 3. Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Seuil, 2000, p. 12.
- 4. Ernst H. Gombrich, L’Art et l’Illusion, Phaidon, 1960, trad. fr., p. 275.
- 5. François Loyer, Viollet-le-Duc, Éditions Gallimard, coll. “Découvertes”, 1994, p. 89.
- 6. Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Les éditions de Minuit, 2000, p. 33.
- 7. Georges Duby, Le Moyen Âge et l’art, Gallimard, 1983, p. 202.